Bon dimanche ! :o)
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Je retrouvai le portrait appuyé sur le dossier du fauteuil où je l’avais laissé. J’évitai de le regarder et me préparai une tasse de café. C’était tout ce que je pouvais avaler pour le moment. Ce ne fut que lorsque je m’assis sur le canapé avec ma tasse fumante et allumai la télévision qu’il s’anima à nouveau.
- Vous avez mis du temps à rentrer…, fit-il.
Son ton était détaché, anodin, mais contenait pourtant un véritable reproche. Je n’appréciai pas du tout ce dernier fait.
- Il me semble, répliquai-je assez sèchement, que je fais encore ce que je veux.
Un éclair de colère passa dans son œil achevé, tandis qu’une étincelle naissait dans les brumes de l’autre.
- Je ne veux plus que vous me laissiez seul, fit-il d’un ton péremptoire.
J’en fus interloquée.
- Je vous demande pardon ?
- J’ai dit que je ne veux plus que vous me laissiez seul, répéta-t-il froidement. Il me semble que c’est assez clair.
Mon agacement céda la place à une véritable colère.
- Vraiment ? rétorquai-je ironiquement. Et comment comptez-vous m’y obliger ?
Sa fureur parut grandir. Il pinça les lèvres et n’ajouta rien. Je haussai les épaules, tentai de calmer le jeu.
- Je ne comprends pas ce qui vous prend, fis-je. J’ai simplement fait une petite promenade et voilà tout.
Il allait répliquer, mais il n’en eut pas le temps. On toqua soudain à la porte. J’abandonnai mon café sur la table et ouvris. Mon cœur fit un raté en découvrant Simon. Je me rappelai brutalement qu’il m’avait quitté et que cela m’avait fait plutôt mal. Pendant quelques secondes je demeurai incapable d’articuler le moindre mot. Il ne me fut pas d’un grand secours, semblant lui-même très gêné, hésitant et contrit.
Je finis par m’écarter sans un mot, l’invitant à entrer d’un geste. Il passa devant moi avec un sourire timide et son parfum m’assaillit, me donnant envie de pleurer. Je fis un violent effort sur moi-même et parvins à me ressaisir.
- Assieds-toi, fis-je d’une voix étranglée.
Il se posa au bord du canapé, comme s’il craignait d’abîmer le meuble, et jeta un coup d’œil au portrait.
- Tu l’as décroché ? demanda-t-il d’une voix atone.
« Il cherche à gagner du temps », songeai-je. Mais cette tactique me convenait pour le moment.
- Oui, répondis-je avec détachement. Il avait besoin d’être dépoussiéré…
- Tu veux que je te le raccroche ?
Je mis quelques secondes à répondre, ne comprenant pas le sens de cette question. Une telle conversation semblait horriblement absurde dans notre situation.
- Pourquoi pas ? marmonnai-je enfin.
Simon m’accorda un sourire mal assuré, ôta sa veste et saisit le portrait, avant de grimper les quelques marches qui menaient à la mezzanine. Je le suivis d’un pas incertain. Il était beaucoup plus grand que moi et n’eut aucune peine à remettre le portrait à sa place. Comme il se retournait vers moi, je décidai de passer à l’offensive.
- Tu n’es certainement pas venu pour faire le ménage chez moi, lançai-je.
Il eut un sourire qui ressemblait davantage à une grimace.
- Non, en effet…, admit-il en se tordant les mains. Je suis venu pour… je voulais te… te faire des excuses. Je ne sais pas ce qui m’a pris… Mais j’ai compris une chose… Je ne peux pas vivre sans toi, même deux semaines c’est trop long… Je crois que… que j’avais besoin de ça pour le comprendre…
J’ouvrais la bouche pour répondre, mais il m’interrompit.
- Je sais que tu dois me détester pour la façon dont je me suis conduit, j’ai vraiment été con, mais… Je t’en prie… Réfléchis bien à ta réponse… Je t’aime…
- Et moi…, murmurai-je. Moi… je te déteste, oui… et je t’aime aussi…
Un soulagement hésitant traversa son regard. Je fis un pas en avant et me blottis contre lui.
- Ne me fais plus jamais ça…, balbutiai-je.
- Je te le promets ! chuchota-t-il avec ferveur. Plus jamais je ne te quitterai ! Plus jamais ! Je t’aime !
Nos lèvres scellèrent ces paroles. Je ne pensais absolument plus au portrait, il n’était redevenu pour moi qu’un objet et sa présence n’avait aucune importance. Je repoussai doucement Simon sur le lit et me redressai pour le déshabiller. Au même instant mon regard capta l’expression du portrait. Elle n’était plus qu’un masque de haine et de fureur. La peur m’immobilisa une fraction de seconde et cela fut fatal. Le tableau se décrocha soudain et tomba sur Simon comme une pierre, un de ces coins lui explosant en plein front. Aussitôt son visage fut inondé de sang. Je retins un hurlement.
A la fois terrifiée et enragée, je saisis le tableau et l’écartai violemment, envoyant le cadre se briser contre le mur. Puis je secouai Simon, mais il était inconscient, du sang partout. Paniquée, je me précipitai jusqu’au téléphone manquant de trébucher dans les escaliers et appelai le Samu. En les attendant je piétinai le tableau, le réduisis en charpie, le lacérai. Les ambulanciers emmenèrent aussitôt Simon, me demandant à peine ce qui s’était passé et je les accompagnai. Le trajet jusqu’à l’hôpital parut durer des heures et le cœur de Simon cessa de battre par deux fois. Je devenais folle, comprenant que c’était ma faute, que c’était à cause de moi que le portrait avait voulu tuer Simon, que j’étais responsable de tout ceci.
Arrivés aux urgences, on me laissa dans une salle d’attente et le temps reprit sa lente torture. Hélas, j’aurais préféré attendre encore jusqu’à ma mort plutôt que de devoir entendre ce que le médecin vint m’annoncer. Simon était dans un coma dont il ne se réveillerait pas, il avait des lésions cérébrales irréversibles, il n’y avait plus rien à faire. Mort, il était mort.
Le médecin allait me demander ce qui s’était passé, mais je n’avais aucune envie de répondre à ses questions. Il voulut me retenir, mais je lui échappai et m’enfuis, quittant l’hôpital en courant. Ce fut également en courant que je revins jusque chez moi. Je me contentai d’y récupérer mon sac et de transvaser dans une petite bouteille d’eau une bonne quantité d’un détergent très puissant.
L’étape suivante de mon périple forcené fut le Louvre. Je dus faire un effort considérable pour avoir l’air à peu près normale en achetant mon billet et en passant le vague contrôle de sécurité. Cette fois pas besoin de plan, la rage affinait mon instinct. Je retrouvai la salle du XIXe très facilement. Il y avait une dizaine de personnes à l’autre bout, un groupe de touristes japonais qui écoutaient distraitement les explications de leur guide en se dandinant d’un pied sur l’autre, probablement épuisés après leur dixième visite de la journée. Je les ignorai et me dirigeai droit vers le portrait de Chopin.
Je me plantai devant lui et le toisai avec mépris.
- Je sais que vous m’entendez, murmurai-je. Vous avez dit que la disparition était la seule délivrance possible, hein ? Vous m’avez convaincue ! Le seul moyen de délivrer l’humanité d’une anomalie comme vous, c’est de la faire disparaître ! Alors je vous dis adieu. Regardez-moi bien, je suis la dernière chose que vous verrez de ce monde !
Et je tirai ma bouteille de ma poche et aspergeai le tableau de détergent. L’effet ne se fit pas attendre. Le vernis se mit à fondre et la peinture à couler, fumante, dégageant une insupportable odeur âcre. Déjà une alarme se déclenchait et un gardien se précipitait vers moi. Mais tout cela restait à l’arrière-plan. Le pire était le regard que me lançait le tableau tandis que tout son visage disparaissait, comme rongé par de l’acide, son regard et son hurlement. Un hurlement de douleur, de rage, de frustration. Une souffrance insoutenable.
Le gardien voulut me ceinturer, mais je lui balançai un coup de coude dans le ventre et me libérai de son étreinte. Je traversai la salle en courant jusqu’à une fenêtre et me jetai à travers. La galerie se trouvait au deuxième étage du musée. J’allais m’écraser dans la cour, me fracassant le crâne sur le pavé.
D’aucuns ont raconté que j’avais perdu la raison ce jour-là, que j’avais tué Simon en le frappant avec le tableau, avant de m’imaginer en délire que le portrait était responsable et de le détruire, puis de me suicider. L’histoire fit le tour du monde et les autorités du Louvre furent durement sermonnées pour avoir laissé une chose pareille se produire. Par ailleurs les contrôles de sécurité furent renforcés, ce qui n’était peut-être pas plus mal. De là où je me trouve aujourd’hui, j’ai du mal à juger de ce qui est vrai ou de ce qui ne l’est pas. Il est des questions qu’il ne vaut mieux pas se poser.