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25 octobre 2009 7 25 /10 /octobre /2009 13:48
Suite et fin.

Bon dimanche ! :o)
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          Je retrouvai le portrait appuyé sur le dossier du fauteuil où je l’avais laissé. J’évitai de le regarder et me préparai une tasse de café. C’était tout ce que je pouvais avaler pour le moment. Ce ne fut que lorsque je m’assis sur le canapé avec ma tasse fumante et allumai la télévision qu’il s’anima à nouveau.

            - Vous avez mis du temps à rentrer…, fit-il.

            Son ton était détaché, anodin, mais contenait pourtant un véritable reproche. Je n’appréciai pas du tout ce dernier fait.

            - Il me semble, répliquai-je assez sèchement, que je fais encore ce que je veux.

            Un éclair de colère passa dans son œil achevé, tandis qu’une étincelle naissait dans les brumes de l’autre.

            - Je ne veux plus que vous me laissiez seul, fit-il d’un ton péremptoire.

            J’en fus interloquée.

            - Je vous demande pardon ?

            - J’ai dit que je ne veux plus que vous me laissiez seul, répéta-t-il froidement. Il me semble que c’est assez clair.

            Mon agacement céda la place à une véritable colère. 

            - Vraiment ? rétorquai-je ironiquement. Et comment comptez-vous m’y obliger ?

            Sa fureur parut grandir. Il pinça les lèvres et n’ajouta rien. Je haussai les épaules, tentai de calmer le jeu.

            - Je ne comprends pas ce qui vous prend, fis-je. J’ai simplement fait une petite promenade et voilà tout.

            Il allait répliquer, mais il n’en eut pas le temps. On toqua soudain à la porte. J’abandonnai mon café sur la table et ouvris. Mon cœur fit un raté en découvrant Simon. Je me rappelai brutalement qu’il m’avait quitté et que cela m’avait fait plutôt mal. Pendant quelques secondes je demeurai incapable d’articuler le moindre mot. Il ne me fut pas d’un grand secours, semblant lui-même très gêné, hésitant et contrit.

            Je finis par m’écarter sans un mot, l’invitant à entrer d’un geste. Il passa devant moi avec un sourire timide et son parfum m’assaillit, me donnant envie de pleurer. Je fis un violent effort sur moi-même et parvins à me ressaisir.

- Assieds-toi, fis-je d’une voix étranglée.

            Il se posa au bord du canapé, comme s’il craignait d’abîmer le meuble, et jeta un coup d’œil au portrait.

            - Tu l’as décroché ? demanda-t-il d’une voix atone.

            « Il cherche à gagner du temps », songeai-je. Mais cette tactique me convenait pour le moment.

            - Oui, répondis-je avec détachement. Il avait besoin d’être dépoussiéré…

            - Tu veux que je te le raccroche ?

            Je mis quelques secondes à répondre, ne comprenant pas le sens de cette question. Une telle conversation semblait horriblement absurde dans notre situation.

            - Pourquoi pas ? marmonnai-je enfin.

            Simon m’accorda un sourire mal assuré, ôta sa veste et saisit le portrait, avant de grimper les quelques marches qui menaient à la mezzanine. Je le suivis d’un pas incertain. Il était beaucoup plus grand que moi et n’eut aucune peine à remettre le portrait à sa place. Comme il se retournait vers moi, je décidai de passer à l’offensive.

            - Tu n’es certainement pas venu pour faire le ménage chez moi, lançai-je.

            Il eut un sourire qui ressemblait davantage à une grimace.

            - Non, en effet…, admit-il en se tordant les mains. Je suis venu pour… je voulais te… te faire des excuses. Je ne sais pas ce qui m’a pris… Mais j’ai compris une chose… Je ne peux pas vivre sans toi, même deux semaines c’est trop long… Je crois que… que j’avais besoin de ça pour le comprendre…

            J’ouvrais la bouche pour répondre, mais il m’interrompit.

            - Je sais que tu dois me détester pour la façon dont je me suis conduit, j’ai vraiment été con, mais… Je t’en prie… Réfléchis bien à ta réponse… Je t’aime…

            - Et moi…, murmurai-je. Moi… je te déteste, oui… et je t’aime aussi…

            Un soulagement hésitant traversa son regard. Je fis un pas en avant et me blottis contre lui.

            - Ne me fais plus jamais ça…, balbutiai-je.

            - Je te le promets ! chuchota-t-il avec ferveur. Plus jamais je ne te quitterai ! Plus jamais ! Je t’aime !

            Nos lèvres scellèrent ces paroles. Je ne pensais absolument plus au portrait, il n’était redevenu pour moi qu’un objet et sa présence n’avait aucune importance. Je repoussai doucement Simon sur le lit et me redressai pour le déshabiller. Au même instant mon regard capta l’expression du portrait. Elle n’était plus qu’un masque de haine et de fureur. La peur m’immobilisa une fraction de seconde et cela fut fatal. Le tableau se décrocha soudain et tomba sur Simon comme une pierre, un de ces coins lui explosant en plein front. Aussitôt son visage fut inondé de sang. Je retins un hurlement.

            A la fois terrifiée et enragée, je saisis le tableau et l’écartai violemment, envoyant le cadre se briser contre le mur. Puis je secouai Simon, mais il était inconscient, du sang partout. Paniquée, je me précipitai jusqu’au téléphone manquant de trébucher dans les escaliers et appelai le Samu. En les attendant je piétinai le tableau, le réduisis en charpie, le lacérai. Les ambulanciers emmenèrent aussitôt Simon, me demandant à peine ce qui s’était passé et je les accompagnai. Le trajet jusqu’à l’hôpital parut durer des heures et le cœur de Simon cessa de battre par deux fois. Je devenais folle, comprenant que c’était ma faute, que c’était à cause de moi que le portrait avait voulu tuer Simon, que j’étais responsable de tout ceci.

            Arrivés aux urgences, on me laissa dans une salle d’attente et le temps reprit sa lente torture. Hélas, j’aurais préféré attendre encore jusqu’à ma mort plutôt que de devoir entendre ce que le médecin vint m’annoncer. Simon était dans un coma dont il ne se réveillerait pas, il avait des lésions cérébrales irréversibles, il n’y avait plus rien à faire. Mort, il était mort.

            Le médecin allait me demander ce qui s’était passé, mais je n’avais aucune envie de répondre à ses questions. Il voulut me retenir, mais je lui échappai et m’enfuis, quittant l’hôpital en courant. Ce fut également en courant que je revins jusque chez moi. Je me contentai d’y récupérer mon sac et de transvaser dans une petite bouteille d’eau une bonne quantité d’un détergent très puissant.

            L’étape suivante de mon périple forcené fut le Louvre. Je dus faire un effort considérable pour avoir l’air à peu près normale en achetant mon billet et en passant le vague contrôle de sécurité. Cette fois pas besoin de plan, la rage affinait mon instinct. Je retrouvai la salle du XIXe très facilement. Il y avait une dizaine de personnes à l’autre bout, un groupe de touristes japonais qui écoutaient distraitement les explications de leur guide en se dandinant d’un pied sur l’autre, probablement épuisés après leur dixième visite de la journée. Je les ignorai et me dirigeai droit vers le portrait de Chopin.

            Je me plantai devant lui et le toisai avec mépris.

            - Je sais que vous m’entendez, murmurai-je. Vous avez dit que la disparition était la seule délivrance possible, hein ? Vous m’avez convaincue ! Le seul moyen de délivrer l’humanité d’une anomalie comme vous, c’est de la faire disparaître ! Alors je vous dis adieu. Regardez-moi bien, je suis la dernière chose que vous verrez de ce monde !

            Et je tirai ma bouteille de ma poche et aspergeai le tableau de détergent. L’effet ne se fit pas attendre. Le vernis se mit à fondre et la peinture à couler, fumante, dégageant une insupportable odeur âcre. Déjà une alarme se déclenchait et un gardien se précipitait vers moi. Mais tout cela restait à l’arrière-plan. Le pire était le regard que me lançait le tableau tandis que tout son visage disparaissait, comme rongé par de l’acide, son regard et son hurlement. Un hurlement de douleur, de rage, de frustration. Une souffrance insoutenable.

            Le gardien voulut me ceinturer, mais je lui balançai un coup de coude dans le ventre et me libérai de son étreinte. Je traversai la salle en courant jusqu’à une fenêtre et me jetai à travers. La galerie se trouvait au deuxième étage du musée. J’allais m’écraser dans la cour, me fracassant le crâne sur le pavé.

 

 

            D’aucuns ont raconté que j’avais perdu la raison ce jour-là, que j’avais tué Simon en le frappant avec le tableau, avant de m’imaginer en délire que le portrait était responsable et de le détruire, puis de me suicider. L’histoire fit le tour du monde et les autorités du Louvre furent durement sermonnées pour avoir laissé une chose pareille se produire. Par ailleurs les contrôles de sécurité furent renforcés, ce qui n’était peut-être pas plus mal. De là où je me trouve aujourd’hui, j’ai du mal à juger de ce qui est vrai ou de ce qui ne l’est pas. Il est des questions qu’il ne vaut mieux pas se poser.

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21 octobre 2009 3 21 /10 /octobre /2009 20:22
Avant-dernière partie...

Bonne soirée !
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              Les trois jours suivants s’écoulèrent pour moi de manière totalement irréelle. Je passais le plus clair de mon temps à bavarder avec le tableau et lorsque je demandais régulièrement à celui-ci s’il n’en avait pas assez de ma présence il rétorquait qu’il avait des dizaines d’années de conversation à rattraper et nos discussions repartaient de plus belle. Non sans hésitation, je lui avais dit la passion que j’éprouvais pour sa musique et l’intérêt que j’avais voué à sa personne même pendant toutes mes années de lycée et de fac. Il en parut touché, mais peut-être plus encore gêné, et j’évitai de revenir là-dessus. Je voulus lui faire raconter toute sa vie, mais il faisait preuve d’une grande pudeur et répugnait singulièrement à parler de lui-même. Je finis par sortir la biographie que je possédais et, la gardant sur les genoux, je m’amusai à voir ce qu’il pensait de ce qu’on écrivait sur lui. Il confirma certaines anecdotes et en réfuta d’autres avec une petite moue méprisante ou un franc éclat de rire. Il m’apprit que Silvio, le jeune pianiste italien avec lequel il avait partagé une brève amitié, l’avait déjà soumis à cet exercice, mais devant l’air déçu que j’arborai à ces mots il s’empressa d’ajouter que cela ne le dérangeait pas et qu’au fil des décennies certains choses, vraies ou fausses, semblaient s’être rajoutées à sa légende. Il ne s’étonna guère de l’image que l’on avait gardée de lui, m’affirmant que ses contemporains avaient déjà forgé la même.

            Cependant, avec un indéfinissable talent et une merveilleuse délicatesse, il me fit également parler de moi-même. Je tentai de me dérober, mais il repoussa mes excuses en arguant ses propres efforts et je ne pus que m’incliner. Il prenait un ton si doux lorsqu’il s’adressait à moi que la moindre de ses paroles m’apaisait et me berçait. La seule chose dont nous évitâmes de parler était Simon, et lorsque je voulus aborder ce qu’il en avait été de sa propre vie amoureuse il m’offrit une dérobade fort adroite et plutôt froide. Je n’osai insister.

            Lorsque nous eûmes épuisé toutes les choses personnelles que nous étions prêts à dévoiler pour le moment, je lui fis écouter de la musique et m’amusai même à lui faire regarder la télévision. Il dédaigna totalement cette dernière, semblant bien plus intéressé par l’évolution de l’art musical. Il me revint alors à l’esprit que d’après les biographes il n’avait jamais éprouvé grand intérêt pour autre chose que la musique, même de son vivant. Il se montra plutôt attiré par le jazz, tout du moins par les morceaux au piano, le rock le fit grimacer et la variété le laissa de marbre. Nous passâmes ainsi toute une journée à écouter la plupart de mes cds tandis qu’il faisait des commentaires techniques auxquels je ne comprenais pour la plupart rien du tout. Mais me dire que j’étais en train de faire découvrir la musique moderne à Frédéric Chopin suffisait à mon bonheur et je flottais sur un petit nuage pendant tout ce temps.

            Par un concours de circonstances idéal j’étais totalement libre cette semaine-là. J’eus bien un ou deux coups de fil, mais je me débrouillai pour les abréger et refuser les invitations qu’on me proposait. Pour le moment j’avais trop à découvrir pour être distraite.

Au soir du troisième jour, alors que j’étais allongée sur le canapé, fixant rêveusement le plafond, le portrait rompit soudain le silence méditatif qui s’était installé entre nous depuis quelques minutes.

            - Sommes-nous loin du Louvre ici ? demanda-t-il.

            - Quelques arrêts de métro, répondis-je d’une voix endormie. Pourquoi ?

            - J’aimerais vous voir, fit-il doucement. Vous voir vraiment, autrement qu’en une silhouette floue. Si je pouvais vous regarder à travers l’original ce serait parfait.

            Je me tournai vers lui avec enthousiasme.

            - Excellente idée ! m’exclamai-je. Je vérifie les horaires et si c’est ouvert je vous fais une petite visite dès demain ! La seule chose un peu dommage, c’est que nous ne pourrons pas parler avec les gens autour…

            - A cette période de l’année il n’y a guère de monde, répliqua-t-il. Nous verrons bien.

            J’acquiesçai et nous reprîmes notre conversation sur cette perspective réjouissante.

 

 

            Le lendemain je me levai relativement tôt, ayant jugé que si j’arrivais au Louvre dès l’ouverture j’aurais plus de chance de me retrouver seule dans la galerie qui abritait le tableau original de Delacroix. Le portrait semblait plus impatient encore que moi et une excitation contenue transparaissait dans les quelques mots qu’il m’adressa pendant que je prenais mon petit déjeuner.

            Ce fut une sensation bizarre que de quitter l’appartement en le laissant derrière moi après ces trois jours passés en sa compagnie. Cela avait un côté angoissant, comme s’il risquait de ne plus être là à mon retour. Je ne cessais de penser à lui pendant tout le trajet en métro, comme si l’oublier risquait de le faire disparaître. Je voyais à peine les gens autour de moi et, dans un réflexe étrange, je dévisageais toutes les affiches placardées sur les couloirs du métro, comme si ces visages anonymes n’attendaient que de pouvoir s’adresser à quelqu’un. Mais ce quelqu’un n’était pas moi et ce n’était peut-être pas plus mal. Tout en remontant vers la surface, je songeai que la photographie aurait pu avoir un pouvoir identique à la peinture si elle avait fait plus que capter une simple image. Le photographe saisissait la surface, le peintre, à travers les transformations qu’il apportait à l’image réelle, saisissait en fait la profondeur, la véritable réalité. Ceci expliquait cela. Il était fort dommage que l’art du portrait ait disparu. Néanmoins cela n’aurait peut-être pas été l’avis de ceux prisonniers de leurs représentations.

            J’arrivai au Louvre pleine de ces pensées irréelles, payai mon entrée d’une main légèrement tremblante et me dirigeai aussitôt vers la galerie consacrée au XIXe siècle. Malgré l’aide d’un plan j’eus quelques difficultés à trouver, me perdant dix fois dans les couloirs et les escaliers du plus grand musée de France, ce qui ne manqua pas d’influer sur mon rythme cardiaque et ma tension. Enfin, hésitante, me demandant si je ne m’étais pas trompée une fois de plus, je pénétrai dans la bonne pièce.

            Il accrocha aussitôt mon regard, perdu entre deux toiles beaucoup plus grandes. Il n’y avait personne dans la salle. Me retenant de courir, je le rejoignis à grandes enjambées et me plantai devant lui. Je n’étais pas très grande et il était accroché relativement haut, m’obligeant à lever les yeux. Je ne sais à quoi je m’attendais, mais je fus déçue de constater qu’il  n’eut pas de réaction immédiate. Je jetai un regard méfiant autour de moi et m’apprêtai à l’appeler.

            - Vous êtes très belle, murmura-t-il soudain.

            Je m’empourprai violemment. D’une petite toux extrêmement naturelle je tentai de retrouver une contenance.

            - Merci, balbutiai-je enfin.

            Qu’est-on censé répondre d’autre dans ce genre de situation ? Je n’ai pas eu assez souvent l’occasion d’être confrontée au problème pour y trouver une solution. Il me souriait et le regard qu’il posait sur moi avait quelque chose d’ardent qui me gêna malgré moi.

            - Vous voyez, ajouta-t-il, il n’y a personne, nous sommes tranquilles.

            - En effet, approuvai-je pour gagner du temps. Mais il est encore tôt, le gros des touristes n’est pas arrivé.

            - C’est vrai, admit-il.

            Il soupira.

            - Ah, j’aimerais que vous puissiez me décrocher et m’emmener avec vous loin d’ici et des insupportables regards de tous ces gens… J’en ai assez d’être dévisagé comme si je n’existais pas.

            Je lui offris un sourire de compréhension.

            - J’aimerais aussi pouvoir vous emporter, répondis-je. Malheureusement je crains que cela ne pose quelques petits problèmes techniques !

            J’espérais lui arracher au moins un sourire, mais il ne fit que se rembrunir encore davantage. Je soupirai à mon tour.

            - Il doit bien exister un moyen de vous sortir de là…, chuchotai-je.

            - Oh croyez-moi, j’y ai déjà réfléchi, répliqua-t-il avec amertume. J’ai interrogé des dizaines et des dizaines de portraits, mais aucun n’a entendu parler d’un moyen de sortir. Des possesseurs ont déjà essayé, mais ils n’ont réussi qu’à détruire le tableau et celui qui s’y trouvait. La seule délivrance est la disparition. Mais je ne veux pas disparaître…

            Il s’interrompit, respira bruyamment. Je crois que s’il avait été tangible je l’aurais pris dans mes bras, mais vu les circonstances les choses étaient un peu plus délicates. J’ébauchai le geste de caresser la peinture, mais une voix s’éleva brusquement à quelques mètres de moi.

            - On ne touche pas, mademoiselle !

            Le portrait me lança encore un regard de détresse et reprit son expression habituelle comme le gardien me rejoignait.

            - Il est formellement interdit de toucher les œuvres, mademoiselle, me dit sévèrement l’homme. Vous risquez de les abîmer, elles sont précieuses. Si tous les gens faisaient comme vous, ces tableaux n’existeraient plus dans dix ans !

            Je marmonnai des excuses et m’éloignai d’un ou deux pas. J’avais espéré que l’homme se retirerait, retournerait d’où il était venu, mais il me surveillait maintenant, semblant se méfier de moi. Ce n’était pas la peine que je reste davantage, je ne pourrais plus parler au tableau. Un peu déprimée, je quittai le musée et pris le chemin du retour. Mais curieusement je n’étais pas très pressée de rentrer. Je fis un crochet par le Jardin des Tuileries et passai quelques temps assise sur un banc à observer les déambulations des pigeons et leur incessante quête de nourriture.

            La situation me troublait et, après l’euphorie de la découverte, commençait même à me déplaire. Que pouvait-il en ressortir de bon ? Quelle relation pouvait-on avoir avec un tableau ? Ca n’avait pas de sens. Je ne pouvais rien faire de plus pour l’aider que lui parler, mais je sentais bien que cela ne suffirait jamais à vaincre sa frustration d’être prisonnier d’une peinture. Cela risquait même au contraire de l’augmenter. Peut-être aurait-il mieux valu que je me débarrasse de ma copie et que je ne mette plus jamais les pieds au Louvre. Mais cela me semblait une telle trahison que je ne pouvais m’y résoudre. Prise dans un dilemme insoluble, je finis par rentrer chez moi, passablement déprimée.

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7 octobre 2009 3 07 /10 /octobre /2009 20:35
Désolée pour le délais... O:o)

Bonne soirée !
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           J’étais rentrée chez moi le matin et dès l’accord passé avec le tableau j’appelai une connaissance que je ne craignais pas de traumatiser et elle me promit de passer dans l’après-midi. J’avais prétendu un coup de cafard à cause de Simon et elle avait aussitôt répondu présente. On dit que les requins sont attirés par l’odeur du sang, c’est aussi vrai pour certaines personnes en ce qui concerne les chagrins d’amour. En vérité je ne pensais absolument plus à Simon pour le moment. L’idée que Béatrice puisse également entendre le tableau commençait à faire son chemin en moi et j’en ressentais une excitation grandissante, même si ma raison s’efforçait de jouer les garde-fous.

            En attendant l’arrivée de Béatrice, je me préparai tranquillement mon déjeuner et mangeai avec le portrait appuyé sur la chaise en face de moi. J’avais pour le moment pris mon parti de sa « présence » et il semblait positivement ravi que j’accepte de bavarder avec lui. Il s’adressait à moi avec une politesse presque excessive et des manières qui finirent par me faire rire, tout en me charmant malgré moi. L’élégance de ses propos et son humour un peu cynique éveillaient en moi une image gracieuse et aristocratique et je finis par me prendre à regretter qu’un tel homme ne soit pas devant moi en chair et en os. Je m’étais à peine formulé cette pensée que je m’en blâmai. Ce tableau ne parlait pas, il n’avait pas d’âme et moi j’étais folle.

            Cependant ce fut un agréable moment que je passai jusqu’à l’arrivée de Béatrice. La sonnette retentit vers quinze heures alors que j’étais en train de demander au portrait ce qu’il pensait de la musique moderne. Il se tut aussitôt. Nous échangeâmes un bref regard et tout en me dirigeant vers la porte je me mis à prier pour que Béatrice l’entende également. Nous avions convenu qu’il valait mieux qu’il ne s’adresse pas directement à elle, mais qu’il dise simplement un mot ou deux et que nous verrions sa réaction.

            Lorsque j’ouvris la porte Béatrice se précipita vers moi pour me faire les bises, me demandant comment j’allais, traitant Simon d’imbécile, me montrant les nouvelles chaussures qu’elle avait achetées, véritable petite tornade. Je me souvins soudain de la raison officielle pour laquelle je l’avais fait venir et m’efforçai de prendre un air affligé. Je l’invitai à s’asseoir et elle se laissa tomber sur le canapé avec un profond soupir. Je lui proposai du café et comme je le préparais elle désigna soudain le portrait que j’avais laissé sur un fauteuil.

            - Tu as décroché Chopin ? demanda-t-elle avec stupéfaction.

            Mon attachement au compositeur étant devenu un sujet de plaisanterie entre nous son étonnement était compréhensible. Je me maudis de ne pas y avoir pensé. Je réfléchis à toute vitesse.

            - Pas exactement, fis-je avec détachement. Le clou a lâché cette nuit et il m’est tombé dessus.

            - Tu ne t’ais pas fait mal au moins ? s’inquiéta aussitôt Béatrice.

            - Ca m’a fait un choc, répondis-je sans réellement mentir. Mais je ne garde aucune séquelle, rassure-toi.

            Comme le café était en train de passer, je vins m’asseoir à côté d’elle. Je tournai ostensiblement le dos au portrait, me demandant pourquoi il n’avait encore rien dit. Cela commençait à m’inquiéter, mais je savais que je si le regardais les choses seraient encore pires. Mais j’aurais dû lui faire confiance. Béatrice m’avait demandé si j’avais des nouvelles de Simon, je lui répondais que non, je n’avais pas eu un coup de fil ou quoi que ce fut d’autre depuis une semaine, me rendant compte de cet état de fait en l’énonçant, lorsque la voix désormais familière s’éleva dans mon dos.

            - Bonjour.

            Le plus difficile fut de ne pas m’interrompre, mais je réussis à achever ma phrase aussi naturellement que possible. Cependant Béatrice avait sursauté et regardait derrière moi, les sourcils froncés. Malgré mon cœur qui battait la chamade, je parvins à prendre l’air étonné

            - Quelque chose ne va pas ? demandai-je avec une inquiétude apparente et une véritable jubilation intérieure.

            Elle secoua la tête.

            - Ce n’est rien, j’ai cru entendre quelque chose. Ca doit être chez les voisins. Tu disais ?

            Je répétai ce que je venais de dire, ravalant avec effort les sourires qui se frayaient un passage jusqu'à mes lèvres, et Béatrice me fit le commentaire que l’on pouvait attendre d’une amie, à savoir qu’elle prit mon parti contre Simon qu’elle prétendit d’ailleurs ne jamais avoir aimé. Cela me rappela les paroles du portrait et j’eus soudain envie de lui faire un clin d’œil. Me levant pour chercher le café, je tournai franchement le dos à mon invitée et adressai un large sourire au portrait. Il demeura parfaitement impassible, mais je crus voir quelque chose d’indéfinissable changer dans son œil.

            Comme je remplissais deux tasses de café, il prit le risque de parler à nouveau.

            - Bonjour, répéta-t-il.

            Cette fois Béatrice jaillit littéralement du canapé, les yeux écarquillés par l’horreur.

            - Tu as entendu ? chuchota-t-elle avec affolement.

            Je me tournai vers elle, la cafetière encore à la main, l’air aussi innocent que le petit Jésus dans la crèche.

            - Entendu quoi ? demandai-je.

            Je jugeai que j’avais pris un ton presque trop ingénu, mais Béatrice n’était pas en état de s’en rendre compte. Elle tendit un doigt accusateur vers le portrait.

            - Il a parlé ! s’exclama-t-elle avec un mélange de dégoût et de peur. J’ai vu ses lèvres bouger ! 

            Je me souvins soudain que Béatrice m’avait à plusieurs reprises parlé de ses croyances dans les fantômes et autres. J’avais bien choisi mon cobaye. A moins que je ne considère que cela jetait le discrédit sur ce qu’elle pouvait prétendre. Gardant l’attitude que j’aurais eue en temps normal, je haussai un sourcil sceptique et fis le tour du fauteuil pour regarder le portrait.

            - Et il a dit quoi ? fis-je d’un ton légèrement moqueur.

            - Bonjour ! répliqua-t-elle. Il a dit bonjour !

            - Bon, au moins il est poli, c’est déjà ça, répondis-je joyeusement.

            Béatrice me regarda avec fureur.

            - Tu crois que je plaisante ? s’écria-t-elle.

            - Parce que tu es sérieuse ? rétorquai-je d’un ton à la fois amusé et inquiet.

            Je ne me serais pas cru aussi bonne comédienne. Peut-être cela tenait-il au fait que j’étais en train de vivre la scène qui aurait normalement dû se dérouler pour moi et la réaction que j’aurais normalement dû avoir. Béatrice était déjà en train de ramasser ses affaires. Je me précipitai pour l’arrêter.

            - Attends, tu vas pas partir comme ça ! la retins-je.

            - Pas question que je reste ! fit-elle dans un frisson. Tu connais mon opinion sur les fantômes, Anna. Si tu veux je peux demander à des amis l’adresse d’un exorciste ou…

            - Arrête, l’interrompis-je, j’ai rien entendu du tout, moi. Tu es sûre que tu n’es pas trop surmenée ?

            Elle haussa les épaules.

            - Crois-moi, me mit-elle en garde, tu ferais mieux de te débarrasser de ce tableau. Les bonnes âmes vont au paradis, il n’y a que les mauvaises qui restent sur Terre. Tu dis que c’est le clou qui s’est décroché, mais moi je suis sûre que le tableau a fait exprès de te tomber dessus. Méfie-toi, méfie-toi. En tous cas, je suis désolée, mais tant que tu le garderas ici, je ne mettrai plus les pieds dans cet immeuble.

            Et elle sortit. Je demeurai un moment sincèrement stupéfaite de la virulence de sa réaction. J’aurais cru qu’elle mettrait ses sens en doute, jamais qu’elle accepterait immédiatement la vérité. Comme je n’avais toujours pas refermé la porte derrière elle, fixant l’escalier dans lequel elle s’était engouffrée dans un grand vent de tissu et de parfum, on m’appela.

            - Me croyez-vous maintenant ? lança le portrait depuis le fauteuil.

            Je fermai aussitôt la porte, poussant même le verrou, puis je récupérai ma tasse de café et m’assis sur le canapé, serrant la céramique entre mes paumes pour me réchauffer les mains. J’avais presque été étonnée de l’entendre à nouveau. A jouer ainsi la comédie, j’avais presque failli me convaincre moi-même que je n’avais rien remarqué. Je bus une ou deux gorgées de café, pensive. Le portrait m’observait, ne semblant plus oser prendre la parole. Nous restâmes dans le silence jusqu’à ce que j’aie fini mon café et posé ma tasse sur la table devant moi. Je pliai ensuite mes jambes en tailleur, croisai les bras avec décision et plantai mon regard dans celui du tableau.

            - Je crois que vous avez des tas de choses à me dire, répondis-je enfin.

            Et je lui adressai un large sourire qu’il me rendit aussitôt.

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2 octobre 2009 5 02 /10 /octobre /2009 18:06
"Et ça continue encore et encore..." comme chantait l'autre. ;o)

Bon week-end !
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            Le portrait releva la tête et m’accorda un sourire fragile avant de poursuivre.

            - C’est fort simple en vérité. Au début je ne pensais pas pouvoir quitter le tableau original. Je ne sais comment vous décrire l’univers dans lequel j’évolue, c’est tout à la fois sombre et lumineux, plein et vide, bruyant et silencieux. C’est comme une sorte de paradoxe, de contradiction en soi. Un jour j’ai entendu une voix qui me parlait, qui s’adressait directement à moi, en m’appelant par mon prénom. J’ai quitté le tableau où j’étais et je me suis précipité vers l’endroit d’où provenait le son. En réalité il s’agissait d’une copie. Une mauvaise copie. Je voyais très flou à travers le portrait et j’entendais assez mal. En outre j’étais totalement incapable de parler à la vague silhouette qui passait et repassait devant moi. J’en ai ressenti une grande déception. Plus tard, lorsque j’ai pu parler avec d’autres portraits, j’ai appris qu’il était possible de voyager d’une reproduction à l’autre, mais que, naturellement, les perceptions que l’on avait dans ces cas étaient tributaires de la qualité de la copie. Votre tableau n’est pas trop mal. Je ne vous vois pas très bien, mais je vous entends parfaitement.

            - Vous voulez dire que vous pouvez vous rendre n’importe où à travers le monde du moment qu’on y trouve une reproduction de ce tableau ?

            Il acquiesça, ne semblant pas flatté par mon admiration, mais tout de même satisfait de mon intérêt.

            - En effet, admit-il. Néanmoins dans beaucoup de cas ce que je peux percevoir se limite à un bourdonnement confus et à de vagues mouvements lumineux. Quand je ne suis pas tout bonnement remisé dans un placard.

            Je crus capter un vague reproche dans cette dernière allusion, mais je jugeai préférable de ne pas le relever. Tout en l’écoutant je m’étais instinctivement penchée vers lui. Je me laissai à nouveau aller au fond du canapé, pensive. Au moins ce délire avait-il l’avantage d’être plutôt amusant. Comme je restais silencieuse, le portrait parut s’en inquiéter.

            - A quoi pensez-vous, mademoiselle ? souffla-t-il.

            - Appelez-moi Anna, répondis-je machinalement.

            Je le regardai à nouveau.

            - Tout de même, repris-je, en cent cinquante ans vous n’avez trouvé que moi qui sois assez cinglée pour vous écouter ?

            - Pas exactement, soupira-t-il. Dans les années trente une de mes bonnes copies est entrée en possession d’un jeune pianiste italien. Par chance il parlait français et possédait des croyances qui lui permirent d’accepter ma présence. Il aimait particulièrement ma musique et je dois dire que je ne pensais pas que je pourrais un jour admirer à ce point un interprète. Il jouait les Etudes de manière divine. Il se mettait au piano pour moi, me faisant découvrir les compositeurs qui m’avaient succédé, et enrichissait son jeu des modestes conseils que je pouvais lui donner. Malheureusement notre relation n’excéda pas quelques mois. Il est mort brutalement. Si jeune. Il lui arrivait de ne pas venir me voir pendant quelques jours, mais lorsque sa mère s’est présentée pour ranger toutes ses affaires, j’ai compris que je ne le reverrai jamais. Il me rappelait tant un autre de mes jeunes élèves prometteurs. Lui aussi est mort sans avoir atteint l’âge adulte…

            Le portrait se tut avec tristesse. Comme je le fixais, songeant qu’il me semblait bien avoir lu dans une biographie de Chopin qu’il avait perdu de la sorte un élève qu’il chérissait particulièrement, il parut gêné de dévoiler ainsi ses émotions et son visage retrouva une sorte de masque poli et indifférent. Il y eut un très long silence.

            - Qu’attendez-vous de moi ? finis-je par murmurer.

            - Rien, répondit-il. Rien de plus qu’une conversation de temps en temps. Un moyen d’entrecouper l’éternité dans laquelle je me débats. J’ai été soulagé de mourir, vous savez, il me semblait que je ne pouvais souffrir davantage. Aujourd’hui je préfèrerais mille fois retrouver mon corps malade que rester enfermé ici. Mais je n’ai pas le choix.

            Je crus percevoir de la colère derrière le fatalisme de ces derniers mots. Cent cinquante ans et il n’avait toujours pas accepté son sort. Cela me plut.

            - Pourquoi moi ? demandai-je encore. Je veux dire… il y a sûrement des tas de musiciens qui possèdent un portrait de vous, des gens beaucoup plus intéressants que moi…

            Il eut un sourire amusé.

            - J’ai fréquenté des musiciens toute ma vie et une bonne partie de ma mort, rétorqua-t-il, et croyez-moi, ce ne sont pas forcément les gens plus intéressants qui soient. J’ai déjà essayé plusieurs fois de parler à d’autres personnes, la plupart ont détruit leur copie, l’ont donnée ou l’ont enfermée dans un grenier où elle a fini par pourrir. Je vous ai observée quelques fois et j’ai eu le sentiment que vous seriez peut-être capable de m’entendre. Il semblerait que pour une fois je ne me suis pas trompé, ajouta-t-il avec satisfaction.

            Je hochai la tête avec un soupir. Moi non plus je ne m’étais pas trompée en ébauchant des études de psychologie, j’avais sérieusement besoin d’aide. J’avais complètement décroché. Je pensais n’en rien laisser paraître, mais le portrait était perspicace même si, d’après lui, il ne me voyait pas très bien.

            - Vous n’êtes pas folle, fit-il soudain. Je vous assure. Vous devez me croire.

            Je haussai les épaules.

            - Qu’est-ce que ça change pour vous ?

            Son expression s’attrista.

           - Je ne veux pas vous faire souffrir, répondit-il avec une infinie douceur. Je cherche simplement un peu de compagnie, je ne veux pas que vous remettiez toute votre vie en question à cause de moi.

            Je ne pus m’empêcher de sourire devant une telle naïveté. Je me mettais à bavarder avec un tableau et j’allais ensuite reprendre tranquillement le cours de ma vie. C’était évident. Mais il ne semblait pas amusé du tout.

            - J’ai entendu parler de portraits, des originaux, qui appartiennent à une famille en particulier, continua-t-il avec un sérieux douloureux. Ce ne sont pas des portraits de célébrités, non, il s’agit simplement de membres de la famille. Ils ont réussi à se faire accepter par les leurs et leur secret se transmet de génération en génération. Ils ne sont jamais seuls, il y a toujours un de leurs descendants pour bavarder avec eux. Je regrette le jour où j’ai laissé Eugène esquisser ce portrait…

            Je me levai soudain et traversai en quelques pas l’espace qui me séparait du frigo. Je me servis un verre de jus d’orange froid et laissai le liquide me glacer les entrailles. De là où je me tenais il ne pouvait pas me voir et j’en éprouvais un mesquin soulagement.

            - C’est absurde, dis-je enfin. Si tout ça est réel comment est-il possible que ça ne soit pas devenu public ? Je veux dire… Quelqu’un qui se présenterait avec un tableau parlant se ferait des millions !

            Le portrait mit un moment à répondre et j’étais sur le point de vérifier qu’il était toujours animé lorsque sa voix s’éleva à nouveau, un peu plus froide qu’avant.

           - Les choses sont ainsi parce que la plupart des gens réagissent comme vous. Lorsque l’on croit que l’on devient fou, on ne va pas le crier sur les toits. Par ailleurs, ceux qui ont fini par accepter la vérité se sont également rendu compte qu’ils n’avaient pas le droit d’infliger une telle mascarade au portrait qu’ils possédaient. Quant à ceux qui ont essayé… Nul ne peut nous obliger à prendre la parole si nous n’en avons pas envie, et je pense que la plupart de ceux-là ont effectivement terminé chez les aliénistes.

            Incapable de décider si ce que je sentais poindre en moi était un début d’acceptation, je revins me planter devant le portrait. Je le dominais de toute ma taille et, avec une étonnante fierté, il ne daigna pas lever les yeux. Je me rassis brusquement.

            - Prouvez-le moi ! lançai-je avec défi. Prouvez-moi que je ne suis pas folle et que vous existez vraiment ! Faîtes quelque chose ! Je ne sais pas moi…

            - Que voulez-vous que je fasse ? soupira-t-il avec lassitude. Je suis coincé ici, la seule chose dont je suis capable est de vous parler.

            - Eh bien alors parlez à quelqu’un d’autre devant moi, répliquai-je. Si cette personne vous entend aussi je saurais que je ne suis pas folle ou alors que mon entourage l’est également. Qu’est-ce que vous en dîtes ?

            Une petite voix me souffla encore que j’étais en train de demander son avis à un tableau, mais je la chassai rapidement. Le portrait paraissait hésiter.

            - Ne craignez-vous pas la réaction de cette personne ? finit-il par opposer. Si le tableau est abîmé, je ne pourrai plus vous parler…

            - C’est un risque à courir, rétorquai-je implacablement, tout en songeant que détruire la peinture était peut-être encore la meilleure solution pour faire cesser ce délire.

            Encore une fois j’eus l’impression que le portrait devinait les pensées qui me traversaient.

            - Très bien, se résigna-t-il. Je suis d’accord.

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30 septembre 2009 3 30 /09 /septembre /2009 06:32
Suite de la nouvelle... :o)

Bonne journée !
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            J’avais pensé ne rester qu’une nuit, mais ce fut une semaine que je passai finalement chez ma pauvre amie. Je ne revins chez moi que le temps de fourrer quelques habits dans un sac et j’évitai le moindre contact visuel avec le tableau toujours à l’envers sur mon lit, m’étant fait accompagner afin qu’il n’ose pas me parler. Après une semaine de réflexion et de crises de larmes, je finis par me convaincre que je n’étais pas folle et que j’avais sans doute simplement connu un petit épisode délirant suite au choc de ma rupture avec Simon. Mon amie possédait deux copies de tableaux de maître, tous deux des portraits, et aucun ne m’ayant adressé la parole j’en déduisis que mon psychisme avait retrouvé son fonctionnement normal. Je finis donc par me décider à rentrer chez moi.

            Bien entendu le tableau n’avait pas bougé et j’étais presque sereine lorsque je m’en saisis. J’avais décidé de le ranger dans un placard au moins pour un moment afin d’éviter à mon imagination toute tentation de replonger dans le délire. Prudence est mère de sûreté. Mais au moment où j’allais l’emballer dans un journal pour le protéger un peu, il me parla à nouveau.

            - Je vous en prie, fit-il d’un ton qui se refusait à être suppliant mais où la prière sourdait tout de même. Vous m’avez déjà laissé toute une semaine dans le noir. Ne condamnez pas définitivement à mes yeux cette fenêtre sur votre monde.

            Le portrait était posé sur la table basse devant moi et je ne pus rien faire de plus que me laisser tomber sur le canapé derrière moi avec un soupir de lassitude.

            - Okay, cédai-je. C’est bon. J’en ai assez. Expliquez-moi qui… ce que vous êtes et pourquoi vous me harcelez.

            - Je ne voudrais pas paraître désagréable, répondit le portrait d’un ton poli, mais seriez-vous assez aimable pour redresser le tableau ? Il n’est pas aisé de parler à quelqu’un qu’on ne voit que sous une perspective très distordue.

            Résignée, je cherchai un lourd vase et appuyai la toile dessus. Le portrait m’offrit un sourire ravi et une voix intérieure me souffla que ce sourire était charmant. Je chassai aussitôt cette pensée avec agacement. Si je commençais à considérer cette situation comme normale, je n’allais pas m’en sortir. Ce tableau n’était pas une personne, il n’était rien de plus que quelques couches de peinture et de vernis étalées sur un morceau de toile. Quant à sa faculté de parler, j’ignorai totalement sa provenance, mais elle ne pouvait pas être naturelle.

            - Je suis heureux que vous réagissiez ainsi et que vous acceptiez de m’écouter, reprit enfin le portrait d’une voix chaleureuse, toujours marquée par cet accent que je n’arrivais pas à identifier. Ma dernière tentative de contact avec un humain s’est soldé par un échec et j’ai fini brûlé dans une cheminée après avoir été découpé en morceaux. Ce fut… douloureux.

            Il grimaça à ce souvenir et je m’efforçai de ne pas compatir.

            - Si vous avez été brûlé, comment pouvez-vous être ici ? demandai-je froidement.

            Il eut un sourire que je qualifiais à part moi de plutôt condescendant. Mais son ton était toujours aussi amical lorsqu’il poursuivit.

            - C’est que les choses sont un peu plus compliquées que ça, expliqua-t-il. Tout d’abord vous m’avez demandé qui je suis et ma réponse sera brève : je suis ce qui reste de Frédéric Chopin. Lorsque mon corps est mort, ce qui fut des plus désagréables, l’essence de mon être s’est retrouvée prisonnière du portrait que mon ami Eugène Delacroix avait fait de moi. Il m’a fallu un long moment pour m’éveiller à cette nouvelle forme de conscience et je me suis vite rendu compte que ce n’était pas la meilleure position pour communiquer avec qui que ce soit.

            - Une minute, l’interrompis-je avec une insupportable impression d’irréalité. Comment l’essence de votre être ou je ne sais quoi a-t-elle pu être transférée dans un tableau ? C’est l’histoire la plus absurde que j’ai jamais entendue.

            En même temps, songeai-je, il n’était guère étonnant qu’une peinture me raconte des histoires absurdes. Cependant le portrait ne semblait pas s’impatienter, comme s’il avait attendu ce moment depuis trop longtemps pour le gâcher.

            - Avez-vous lu Le Portrait de Dorian Gray de cet écrivain anglais Oscar Wilde ? demanda-t-il. J’en ai eu l’occasion un été au Louvre lorsque le jeune homme qui gardait ma salle s’était installé juste à côté de moi pour le lire. C’est tout à fait passionnant la manière dont cet Anglais a pu saisir ce qui se jouait dans la peinture. Je me suis toujours demandé s’il n’avait pas eu l’occasion lui aussi de parler à un portrait…

            - Parce qu’il y en a d’autres comme vous ? répliquai-je, interloquée.

            - Bien sûr, acquiesça-t-il. Mais laissez-moi vous expliquer. Lorsqu’un portrait est réalisé avec soin, il arrive que le peintre parvienne à saisir, bien au-delà des apparences, l’essence même de l’âme de son modèle. Ce n’est pas perceptible à l’artiste sur le moment, ni même au modèle d’ailleurs, mais lorsque ce dernier meurt son âme est irrésistiblement attirée par le tableau et finit par s’y retrouver plus ou moins prisonnière. Je vous avouerai que ce portrait de moi n’était de loin pas celui que je trouvais le plus ressemblant, mais il faut croire qu’Eugène me connaissait mieux que nous n’en avions tous les deux conscience. Mais je ne suis pas le seul à qui c’est arrivé. J’ai pu parler à d’autres portraits dans quelques expositions et ils se trouvaient tous dans la même situation que moi. Ce fut agréable de leur parler après le départ de tous les visiteurs, mais certains étaient beaucoup plus vieux que moi et de multiples restaurations les avaient laissés dans un état de confusion mentale assez triste. Quant à d’autres, ils ne parlaient plus du tout, se contentant d’effrayer quelques visiteurs par des grognements à peine audibles. Il faut savoir que si l’on touche au tableau original, l’âme qui en est prisonnière est forcément atteinte.

            Je levai la main pour le supplier de s’arrêter. Trop, c’était beaucoup trop en une fois. Des âmes prisonnières de tableaux, des portraits qui bavardaient une fois les visiteurs partis. Je me pris la tête dans les mains. Délire galopant. L’horreur totale.

            - Mademoiselle…, murmura timidement le portrait. Vous vous sentez bien ?

            Je me redressai aussitôt. Autant affronter cette folie jusqu’au bout.

            - Je vais parfaitement bien, mentis-je dans un sourire glacé.

            Un froncement de sourcils me laissa voir que le portrait n’était pas dupe, mais je ne lui laissai pas l’occasion de s’émouvoir davantage.

            - Continuez, ajoutai-je. Expliquez-moi comment vous pouvez être ici alors que l’original de votre portrait est au Louvre.

            Il pencha la tête de côté, hésitant. Son œil gauche, que Delacroix n’avait jamais achevé, parut devenir encore plus flou.

            - Vous êtes sûre que vous ne voulez pas prendre un peu de temps avant que je continue ? fit-il avec sollicitude. Peut-être devriez-vous boire quelque chose ?

            Je haussai les épaules.

            - Si vous aviez peur de me traumatiser, il fallait y penser avant, rétorquai-je sèchement.

            Il baissa les yeux.

            - Je suis navré, souffla-t-il. Mais vous ne pouvez imaginer ce que signifient plus de cent cinquante ans de solitude enfermé derrière une image…

            J’eus beau lutter de toutes mes forces, je ne pus m’empêcher d’être touchée par la détresse qui avait traversé sa voix.

            - Continuez, dis-je avec fermeté. Votre vrai portrait au Louvre, vous ici. Comment est-ce possible ?

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25 septembre 2009 5 25 /09 /septembre /2009 22:10
Suite de la nouvelle !

Bon week-end à tous ! :o)
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           Lorsque je m’éveillai le lendemain, j’eus toutes les peines du monde à me dégager des draps qui s’étaient enroulés autour de moi comme pour me momifier. J’étais vaguement nauséeuse et un léger mal de tête me taraudait, mais a priori j’avais encore toute ma raison. Mon premier geste, après avoir réussi à m’extirper du lit, fut de regarder le portrait de Chopin. Comme toujours le regard du musicien se portait au-delà du monde et ses lèvres étaient à peine entrouvertes. Je secouai la tête avec un soupir amusé. Certains rêves sont vraiment réalistes, songeai-je ironiquement. Mais je ne pus me cacher longtemps que sous cette ironie se cachait un peu de l’angoisse que j’avais ressenti pendant ce rêve. Ou plutôt ce cauchemar.

            Ces derniers vestiges d’inquiétude furent chassés par une longue douche et un bon petit-déjeuner. J’avais à nouveau parfaitement repris pied dans la réalité. J’étais en train de préparer mon repas de midi, chantant à tue-tête pour accompagner le cd que lisait ma chaîne, lorsque le téléphone sonna. J’esquissai un pas de danser pour éteindre la musique, puis décrochai.

            - Allô ? lançai-je avec bonne humeur.

            Je fus envahie de joie en reconnaissant la voix de Simon, mon petit ami depuis quelques mois. Il n’avait pas pu venir la veille au soir pour des raisons qui m’avaient échappé, mais j’étais ravie de l’entendre. Cependant mon plaisir décrût aussi vite qu’il était monté. Je l’écoutai pendant un petit moment, mon corps se crispant lentement. Lorsque je voulus parler, je dus d’abord me forcer à desserrer la mâchoire.

            - Comment ça tu me quittes ? finis-je par articuler.

            Avec un froid détachement je constatai qu’il eut un temps d’hésitation. Il avait au moins la politesse de paraître un peu gêné. Il marmonna quelques paroles inintelligibles dans lesquelles je distinguais la présence d’une autre femme et quelque chose comme le train- train quotidien.

            - Tu aurais au moins pu me le dire en face, coupai-je d’un ton glacé.

            Nouveaux marmonnements. Plates excuses. Sait qu’il est lâche. Désolé. Sans lui laisser le temps de finir, je raccrochai d’un geste brusque. Je fixais encore le téléphone lorsqu’il se remit à sonner. Je décrochai le combiné, le posai sans écouter la voix nasillarde qui en sortait et remis la musique, avant de poursuivre la préparation de mon repas. Aucun problème. Il voulait partir ? Je le rayais de ma vie.

            Quelques heures plus tard, je me retrouvai pelotonnée à la tête de mon lit, les draps serrés contre moi comme un vestige de doudou enfantin. Ma chaîne égrenait les Nocturnes de Chopin que j’aimais écouter lorsque tout me semblait désespérément sombre. Fixant le bout du lit, je serrai les dents à en avoir mal, m’empêchant de pleurer. J’allais parfaitement bien. Parfaitement bien. Je poussai un soupir profond comme les abysses, songeant au film que j’aurais dû aller voir au cinéma si ma vie n’avait pas connu un brusque raté. De toute façon il  ne m’intéressait pas. Plus rien ne m’intéressait.

            - Je suis désolé, fit soudain une voix. Vous sembliez très attachée à lui.

            Je fermai les yeux dans un gémissement désespéré. Ca recommençait.

            - Ne vous laissez pas abattre, poursuivit le portrait avec une grande douceur. Il ne vous méritait pas. Pour ma part, je ne l’ai jamais apprécié.

            J’eus un sursaut involontaire. Me laissant envahir par la colère pour écarter ma peur, je me redressai et me tournai vers le tableau. Il me souriait amicalement.

            - Comment ça vous ne l’avez jamais apprécié ? répliquai-je d’un ton soupçonneux. Ca fait combien de temps que vous m’espionnez ?

            A l’instant où je prononçais ces paroles, je me sentis envahie par l’horreur. Je devenais vraiment cinglée. Je parlais à un tableau. Et ce tableau me répondait.

            - Je ne vous espionne pas, disait-il d’un air offusqué. Je suis là de temps en temps, c’est tout.

            Je me levai brusquement et reculai précipitamment, manquant de renverser ma table de chevet. Cette fois je n’étais pas en train de rêver et je n’avais pas bu une goutte d’alcool. Ne restait plus qu’une solution : je perdais la boule. Je m’obligeai à prendre de profondes inspirations tandis que le portrait m’observait avec inquiétude.

            - Très bien très bien très bien, marmonnai-je. J’ai une hallucination. C’est ça, une hallucination. Et j’ai conscience que j’hallucine.

           Je secouai la tête. Je ne me souvenais pas si les théories que j’avais étudiées prévoyaient ce cas de figure. A vrai dire, j’en doutais fortement. Je tournai néanmoins ostensiblement le dos au portrait pour fouiller dans ma bibliothèque où j’avais abandonné tous mes cours de fac avant de me tourner vers l’écriture.

            - Qu’est-ce que vous faîtes ? demanda le tableau.

            Je frémis et décidai de faire comme s’il n’était pas là. Je lui tournai encore davantage le dos et entrepris de fouiller dans mes vieux classeurs. Psychose… Hallucinations… Je lus rapidement les quelques lignes à ce propos disséminées dans tous mes cours. Comme j’aurais pu le prévoir, cela ne m’apprit strictement rien. Le portrait n’avait plus rien dit et lorsque je finis par me relever j’espérais vaguement que c’était passé. Mais à peine avais-je reposé les yeux sur lui qu’il se ranima.

            - Vous n’êtes pas folle, affirma-t-il. Laissez-moi vous expliquer.

            - C’est ça, grognai-je. Je ne suis pas folle et il y a des tas de gens qui écoutent des tableaux leur raconter leur vie. D’ailleurs pourquoi un tableau ne parlerait pas ? Hein ? Nan mais franchement ?

            Tout en débitant ces stupidités d’un air bravache, je m’approchai prudemment pour décrocher le tableau du mur. Une autre idée venait de me traverser. On était capable de faire tellement de choses avec la technologie de nos jours, peut-être tout ceci n’était-il qu’une vaste blague extrêmement sophistiquée. Je dus m’obliger à poser les doigts sur le cadre un peu poussiéreux, mais malgré mes craintes je ne ressentis aucune brûlure, je ne fus pas foudroyée sur place, et je pus retirer le portrait du mur. J’examinai rapidement le cadre, puis le dos de la peinture, mais rien ne semblait anormal. J’envisageais de découper la toile du fond pour voir si elle ne cachait rien, mais on aurait dit que le portrait avait lu dans mes pensées.

            - N’abîmez pas le tableau ! fit-il soudain.

            Il ajouta encore autre chose, mais je ne le compris pas. J’avais laissé tomber la peinture à l’envers sur le lit et j’avais dévalé l’escalier de la mezzanine à toute vitesse. En quelques secondes j’eus enfilé mes chaussures, attrapé mon sac et quitté le studio. La rupture avec Simon avait au moins un avantage, elle me permettait de me réfugier chez une amie sans avoir besoin de mentionner que j’avais fui devant un tableau parlant.

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23 septembre 2009 3 23 /09 /septembre /2009 18:03
Hello tout le monde !

Désolée pour le long silence, mais entre les pannes d'internet et l'absence de vraie actualité, je n'ai pas eu beaucoup d'occasions de poster.
Histoire de combler un peu ce manque, je vous propose une vieille nouvelle qui date de 2004. Il s'agit d'un petit délire personnel concernant celui qui restera définitivement mon grand amour musical. Je n'en dis pas plus, à vous de le découvrir. ;o)

Bonne soirée !
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            Après avoir refermé ma porte derrière les derniers amis qui m’avaient aidée à ranger le désordre de notre petite soirée, je titubai jusqu’au canapé qui trônait au milieu de mon studio et m’effondrai dessus en songeant ironiquement que j’étais quelque peu ivre. D’un de ces regards tangents que provoque l’alcool, j’évaluai la distance qui me séparait de la petite mezzanine où se trouvait mon lit. Mes yeux glissèrent sur la reproduction du portrait de Chopin par Delacroix qui surplombait ma literie et je soupirai. Arriver jusque là n’allait pas être une mince affaire et m’asseoir sur le canapé avait été la première erreur de ce parcours difficile. J’ôtai mes chaussures avec des gestes maladroits, espérant vaguement que mes orteils nus auraient une meilleure prise sur le sol, me délestai des boucles d’oreilles dont le poids me faisait tanguer, les abandonnant sur ma table basse, et pris mon courage à deux mains. Suite à quoi, avec cette logique propre aux heures nocturnes, j’allumai la télévision au lieu de me lever.

            Soupirant après ma propre paresse, m’efforçant de calmer le roulis de mon cerveau, je m’étendis sur le canapé, fixant d’un œil morne un documentaire sur les cordonniers d’une petite ville d’Inde. Je restai ainsi une bonne demi-heure, l’esprit vide, la télécommande à la main, comme fascinée, incapable de détourner la tête. Lorsque la télévision s’éteignit brusquement, il me fallut quelques secondes, ahurie, pour me rendre compte que c’était mon doigt qui avait pressé le bouton de veille. Je me frottai vigoureusement les yeux, estimai que l’infiltration de l’alcool dans mon cerveau avait enfin cessé, et me levai prudemment. En effet, je tenais parfaitement debout en équilibre sur mes deux jambes. Très impressionnant.

            Tout en m’étonnant de cette étrange capacité de l’humain à se déplacer sur deux pattes, je gagnai la salle de bain, me brossai mollement les dents, me démaquillai, ou plutôt étalai mon ricil sur l’ensemble de mes paupières, et passai aux toilettes. Tentant de conserver un peu de dignité, je montai tranquillement les quelques marches qui me séparaient de la mezzanine. Je faillis me jeter sur mon lit sans plus de cérémonie, mais un reste de discipline m’obligea encore à ôter mes vêtements et à les poser sur une chaise. Ceci fait et jugeant que j’avais rendu à mon humanité tous les honneurs qui lui étaient dus, je me laissai plonger dans le sommeil.

            Ou plutôt je tentai de me plonger dans le sommeil. En effet, allongée sur le dos, fixant le plafond sur lequel les lampadaires de la rue dessinaient d’étranges ombres, je me rendis compte que je n’avais aucune envie de dormir. Malgré la soirée qui s’était prolongée fort tard, malgré l’excitation de la préparation qui avait duré toute la journée, malgré la quantité de vin que j’avais éclusée, j’étais soudain bien trop nerveuse pour dormir. La plupart des gens ne croient pas aux pressentiments, pourtant je suis sûre que ce ne fut rien d’autre qui me mit dans un état pareil cette nuit-là. Je sentais que quelque chose allait se passer de tout à fait inhabituel. Cependant je n’en avais pas conscience et tout ce qui me venait à l’esprit était une forte impatience de trouver le repos afin de ne pas ressembler à un mort-vivant le lendemain. Je me roulai en boule sur le côté et obligeai mes paupières à se fermer.

            - Vous avez laissé le four allumé, fit soudain une voix masculine teintée d’un curieux accent.

            Je rouvris brutalement les yeux, mais ne bougeai pas. En quelques secondes mon corps se couvrit d’une sueur glacée et mon cœur se mit à s’affoler. Je me forçai à respirer calmement, dans cette vaine imitation du sommeil que nous avons tous tenté un jour pour tromper nos parents, et tendis l’oreille. Mais il n’y avait aucun son dans la pièce, rien à part le tic tac de ma montre sur la table de chevet, le ronronnement sourd de la ventilation et de temps en temps le bruit d’une voiture dans la rue. Je déglutis et tentai de me raisonner.

            J’étais stupide de paniquer ainsi, bien sûr. Il n’était pas difficile de trouver une explication rationnelle à ce qui venait de se passer. Sans aucun doute j’étais plus près du sommeil que ce que j’avais cru et la voix que j’avais entendue n’était que la mienne, déformée par quelque caprice de mon imagination onirique. J’avais dû noter inconsciemment que le four était toujours allumé et cette pensée n’avait ressurgi que maintenant sous cette forme curieuse. Lorsque je raconterais ça à mes amis, ils en riraient comme moi.

            Malgré ce beau raisonnement, le bras que je tendis hors du lit était plus qu’hésitant et j’éprouvai un soulagement coupable lorsque la lumière me confirma que j’étais bien seule. Je poussai un profond soupir et me levai pour descendre dans la partie cuisine. Là je pus en effet constater que j’avais omis d’éteindre le four à gaz qui continuait à brûler son énergie inutilement, et même dangereusement. Je coupai l’arrivée de gaz d’un geste sec tout en maudissant mon inattention. J’évitai de songer au genre d’accidents qui aurait pu se produire, m’octroyai un verre d’eau, les émotions m’ayant laissé la gorge aussi sèche et aride que le Sahara, puis remontai me coucher.

            Comme toujours mes yeux passèrent sur le portrait de Chopin et j’eus l’impression absurde qu’il me souriait. J’écartai cette perception trompeuse d’un soupir et me replongeai dans mes draps. J’avais la main sur l’interrupteur de ma lampe de chevet lorsque la voix parla à nouveau.

            - Vous devriez faire attention, ça peut être dangereux.

            Le cri qui monta en moi resta coincé dans ma gorge comme une arête de poisson et je me redressai brutalement. La voix venait de la tête de mon lit, j’en étais absolument certaine. Je me retournai, saisissant au passage l’arme la plus proche, à savoir un oreiller presque aussi plat que la Terre des anciens. Mais il n’y avait rien derrière moi, que le mur et, accroché sur ce mur, le portrait qui avait tourné son regard vers moi. La peinture esquissa un sourire timide.

            Je fis un gros effort pour m’évanouir, mais mon esprit refusa de se déconnecter et tout ce que je parvins à faire fut de cligner des paupières, bouche-bée, l’oreiller serré contre moi.

            - Je ne vous veux pas de mal, reprit le tableau d’une voix douce. Je veux simplement bavarder un moment.

            Je ne pensais pas que ma mâchoire pouvait tomber plus bas, je pus constater que je me trompais. Je dus faire un effort pour refermer la bouche. Puis je reposai lentement l’oreiller devant moi. Non, non et non. Ce n’était pas possible. De trois choses l’une, soit j’étais beaucoup plus ivre que ce que j’avais cru, soit je devenais complètement folle, soit je rêvais. La dernière solution me parut la plus probable. Le portrait semblait sur le point de parler encore et je l’arrêtai d’un geste agacé. Il laissa ses lèvres se clore à nouveau, l’air déçu. Je secouai la tête.

            - Très bien, fis-je à voix haute. Quel est le meilleur moyen de cesser de rêver quand on sait qu’on rêve ? Me dire que je vais me réveiller ? Non, j’ai déjà l’impression d’être réveillée. C’est même une impression sacrément réaliste, ajoutai-je avec une pointe d’angoisse.

            Je glissai un regard rapide sur le portrait. Le tableau m’observait, impassible. Je me détournai aussitôt.

            - Le meilleur moyen, repris-je d’une voix forte pour me donner du courage, c’est de me rendormir dans le rêve. Comme ça je cesserai de rêver que je rêve et je pourrai me réveiller. C’est parfaitement logique. D’ailleurs je vais le faire tout de suite.

            Et je m’allongeai brusquement, ramenai les draps sur moi et éteignis la lumière. Ma volonté s’y opposait avec orgueil, mais la petite partie de moi qui n’était pas soumise à ce tyran écouta attentivement. Au bout de quelques secondes je crus entendre un soupir résigné. J’étouffai un hoquet de terreur et m’enfonçai sous les draps. Je mourais de chaud dans cette position, mais au moins je n’entendais plus rien d’autre que les battements de mon cœur. Aussi inconcevable que cela puisse paraître, je ne tardai pas à m’endormir.

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25 juin 2009 4 25 /06 /juin /2009 13:31
Helloooo !

Voilà ENFIN la fin de cette nouvelle.
Désolée, mais il fallait que j'attende que l'inspiration vienne et cette garce avait décidé de faire des détours.
De toute façon, je ne pouvais décemment pas laisser le nombre d'articles dans la catégorie Texte à 69. Il fallait agir, c'est chose faite.
Dîtes-moi ce que vous en pensez !

Bon après-midi !
A+



Vertige

 

Ivy entendait la musique, elle percevait au coin de son regard le spot braqué sur elle et de l’autre côté du vide Frédéric qui la fixait. Elle avait conscience de la présence du public, de ses camarades qui l’observaient depuis les coulisses. En vérité elle avait conscience du moindre mouvement dans la foule, de la moindre ombre, de sa propre respiration, de la pression infime de ses vêtements moulants contre sa peau, des battements de son cœur qui lui martelaient la poitrine comme le galop d’un animal affolé et même de l’air qui glissait entre ses lèvres tandis qu’elle respirait par a-coups, sur le point de s’étouffer. Elle avait conscience du monde qui l’environnait dans toute sa plénitude, dans ses millions de petits détails dérisoires et sublimes, et pourtant une seule chose dominait le pandémonium de la réalité, un seul visage, un seul regard… Celui de Gianno.

            Le clown la regardait en souriant. Il ne portait pas son costume et ses vêtements de ville, jeans et sweat-shirt en coton, lui donnaient l’air encore plus jeune qu’il ne l’avait été au moment de son suicide. Son suicide… Ivy se força à déglutir et sa gorge était si serrée que cela lui fit mal. Gianno était mort. Il fallait qu’il soit mort. Elle l’avait brisé, elle avait entendu le coup de feu. Avait-elle pu se tromper ? Avait-elle mal interprété les évènements ? Mais non, c’était impossible. Toute la journée, le seul sujet de conversation des membres du cirque avait été la mort de Gianno. Elle ne pouvait pas avoir rêvé ça. S’étaient-ils tous moqué d’elles ? Est-ce qu’il s’agissait d’un monumental complot pour la rendre folle ?

            Dans un effort surhumain Ivy parvint à détourner les yeux de Gianno qui continuait à sourire, doux et immobile. La tête lui tourna et elle se rattrapa de justesse à un filin, manquant de tomber quinze mètres plus bas. Elle n’avait jamais eu le vertige de sa vie et pour la première fois elle fut choquée par la hauteur à laquelle elle se trouvait. Elle carra les épaules, s’efforçant de réprimer une nausée destructrice. La musique était suspendue sur un rythme répétitif, le chef d’orchestre attendait qu’elle se décide. C’était à elle de commencer le numéro. Il fallait qu’elle saute.

            Ivy releva les yeux vers Frédéric. Malgré la distance, elle distinguait clairement son expression. Il avait les sourcils froncés, il semblait dans l’expectative. Ivy prit une profonde inspiration et elle eut l’impression de sentir ses alvéoles pulmonaires se dilater dans sa poitrine gonflée. Cette sensation l’apaisa un peu. Elle respira encore. Elle devait prendre une décision. Maintenant. Lentement, avec la prudence d’un enfant cherchant un monstre sous son lit, elle jeta un nouveau coup d’œil dans le public. Gianno n’avait pas bougé, la tête levée vers elle. Ivy se mordit la lèvre inférieure avec une telle violence qu’elle sentit le goût du sang dans sa bouche. Ses jambes se mirent à trembler sans qu’elle puisse les contrôler. Et brusquement une rage incontrôlable monta du fond d’elle. Non. Non, elle n’allait pas abandonner maintenant, pas après tout ce qu’elle avait sacrifié pour en arriver là. Que Gianno aille au diable ! Fantôme, hallucination ou plaisanterie très élaborée, elle s’en fichait royalement ! Elle n’avait jamais eu peur de rien, elle n’allait pas commencer pour un stupide clown !

            Retrouvant la maîtrise de son corps dans des mouvements cent fois répétés, Ivy leva les bras avec grâce, prit son trapèze et se jeta dans le vide. Malgré son rythme cardiaque bien plus élevé que d’habitude, elle effectua ses premières figures sans difficulté et des applaudissements lui parvinrent depuis la salle. Reprenant confiance en elle, ignorant avec cette nonchalance propre aux humains ce qu’elle ne pouvait comprendre, elle s’apaisa. Frédéric se lança à son tour et ils se rejoignirent plusieurs fois, faisant frémir la foule. Puis elle se prépara pour l’ultime figure, ce moment qu’elle adorait par-dessus tout où, l’espace d’un instant, elle volait sans aucune entrave.

            Un sourire aux lèvres, ne sentant pas le sang qui coulait de sa lèvre mordue, elle lâcha le trapèze et resta suspendue dans le vide. Le temps parut se ralentir et un bien-être merveilleux l’envahit, caressant chaque parcelle de son âme. Il n’y avait plus de pesanteur, plus de contrainte. Elle était une plume dans le vent, un nuage dans le ciel, et plus rien ne la rattachait au monde rampant des êtres humains. Elle était si loin au-dessus d’eux, comme quelque divinité extraordinaire qu’ils ne comprenaient pas, mais qu’ils devaient aimer. Oh oui, ils devaient l’aimer.

            Dans son monde au ralenti, Ivy vit Frédéric se rapprocher d’elle, se retenant par les genoux, tendant les mains vers elle. A son tour elle tendit les mains, confiante, certaine qu’il la rattraperait. Puis elle vit l’expression de son visage. Le chagrin, la fureur, le mépris et surtout, surtout, une haine indescriptible. Brusquement le temps se précipita en avant.

            Ivy sentit ses doigts effleurer les poignets de l’homme sans parvenir à s’y raccrocher. Il ne chercha pas à la retenir. Elle tomba. En une fraction de seconde le vide l’engloutit, la terreur, la stupeur, et le froid. Un froid immense. Et soudain, loin au fin fond de l’obscurité, une douce voix se mit à chanter une comptine pour enfant.

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10 juin 2009 3 10 /06 /juin /2009 17:25

Hi !

Avant-dernière partie de la nouvelle...

Bonne soirée !
@+



Un monde ordinaire

           Ivy se réveilla en sursaut et resta aussitôt immobile, son cœur battant à lui en faire mal, ses cheveux et son visage humides d’une sueur malsaine. Pendant plusieurs secondes elle resta incapable de réagir, les yeux grands ouverts mais ne voyant rien, prête à hurler mais incapable d’émettre le moindre son. Peu à peu, avec la lenteur d’un insidieux serpent, son sang-froid lui revint et elle réalisa qu’elle était dans sa caravane, assise dans son lit, sa tête effleurant le plafond du petit renfoncement où se trouvait sa couche. Elle eut un petit rire nerveux qui se brisa comme une branche sèche que l’on casse. Faisant appel à toutes ces techniques qu’on lui avait enseignées pour chasser le trac, elle reprit le contrôle de sa respiration, retrouvant rapidement toute sa maîtrise d’elle-même. Aussitôt elle sauta du lit et courut à la petite fenêtre de sa caravane.

            Une certaine agitation régnait à l’extérieur, des lampes de poche trouaient la nuit, des gens allaient et venaient d’un air affligé, elle aperçut même l’uniforme d’un agent de police. Elle eut un nouveau rire, bien plus assuré. Un cauchemar. Ca n’avait été qu’un cauchemar, son plan avait parfaitement fonctionné. Brusquement très joyeuse, presque ivre de joie à vrai dire, Ivy s’habilla en toute hâte, se coiffa avec efficacité, illumina son visage divin de quelques traits discrets de maquillage et se précipita hors de la caravane, prête à jouer sa grande scène. La diva était en piste.

            Comme dans son rêve, ils étaient tous là, la fille de la caisse, les jongleurs, les dresseurs et les autres. Faisant mine d’ignorer le cercle qu’ils formaient tous autour de la caravane de Gianno, Ivy se jeta littéralement sur Frédéric.

            - Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle avec une inquiétude dosée à la perfection.

            Frédéric la dévisagea quelques secondes d’une manière qui la fit agréablement frémir. En cet instant ils étaient tous les deux en apesanteur, sur le fil, leurs vies ne tenant plus qu’à leur confiance mutuelle. Ivy savait que son partenaire la soupçonnerait après le pari qu’ils avaient fait, mais elle le connaissait suffisamment bien pour savoir également quel choix il ferait au moment de se confronter à ses soupçons. Il avait besoin d’elle, un geste de travers et elle pouvait le laisser faire le grand saut. Finalement Frédéric lui expliqua d’un ton neutre que Gianno s’était suicidé et Ivy put se livrer à toutes les démonstrations de désespoir qu’elle avait soigneusement mises au point.

            Quelques heures plus tard Igor annonça que le numéro des trapézistes remplacerait celui de Gianno pour un dernier hommage, puis le directeur du cirque ordonna à tout le monde de retourner à ses activités et de le laisser s’occuper des démarches. Ivy s’empressa d’obéir, trop heureuse de pouvoir faire une pause dans sa petite comédie. S’éloignant elle demeura saisie un instant, ayant cru voir le visage de Gianno dans la foule de forains et d’artistes de cirque, puis elle se secoua et reprit son chemin avec décision. Sans doute son triomphe lui montait-il quelque peu à la tête, mieux valait ne pas y prendre garde.

            Comme chaque jour, Ivy passa de nombreuses heures à s’entraîner, seule ou en compagnie de Frédéric, et elle était presque surprise de constater à quel point cette journée ressemblait à toutes celles qui l’avaient précédée. Certes le nom de Gianno était sur toutes les lèvres, mais en somme rien n’avait réellement changé pour le moment et le monde était resté tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Ivy en était un peu désappointée, mais elle décida de prendre son mal en patience. Il fallait attendre la représentation et son coup d’éclat pour effacer totalement le souvenir de Gianno et recentrer l’attention générale sur elle. Elle avait déjà tant attendu, elle pouvait bien consentir un dernier effort.

            Au soir Ivy tremblait presque d’excitation et Frédéric lui lança à nouveau plusieurs coups d’œil un peu inquiétants, mais la jeune femme n’était pas en état d’y prêter attention. Cette représentation était sa représentation et rien ne pourrait l’empêcher d’en profiter. Rapidement les numéros défilèrent jusqu’à ce qu’Igor annonce l’entrée en scène des trapézistes. Ivy et Frédéric firent le tour de la piste comme à l’ordinaire, saluant le public, puis ils grimpèrent agilement dans les filins jusqu’à rejoindre les petites plate-formes qui leur étaient réservées. Ivy salua encore, se préparant à sauter dans le vide, mais un visage parmi la foule la frappa brusquement. Elle eut l’impression que tout sang se retirait de sa poitrine et elle faillit s’effondrer et chuter dans le vide, se rattrapant à la dernière seconde. Gianno était là, assis dans le public comme si de rien n’était. Soudain il leva la tête vers elle, sourit et lui adressa un petit salut de la main. Ivy battit frénétiquement des paupières pour chasser cette vision, mais rien n’y fit. Et brutalement le monde ordinaire vola en éclats. 
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6 juin 2009 6 06 /06 /juin /2009 13:57
Bonjour !

Suite de la nouvelle...
Bon week-end !
@+




Réveil difficile

 

Les mains croisées sur son ventre plat, Ivy était à l’écoute de la nuit. Les échos du coup de feu s’étaient éteints depuis longtemps. La caravane d’Igor, le directeur, se trouvait juste à côté de celle de Gianno, et elle l’entendit frapper à la porte de son voisin, puis entrer. Elle perçut même une exclamation d’horreur qui la fit agréablement frissonner. Igor ressortit en appelant à l’aide. Elle crut l’entendre tituber, vomir peut-être, puis il téléphona aux secours. Ensuite tout devint confus.

            Flottant dans une douce béatitude, Ivy ferma les yeux. Des cris et des exclamations s’élevaient à l’extérieur, de plus en plus nombreux. Tout le cirque paraissait s’être réveillé et tourbillonner autour de la caravane de Gianno. Des sirènes déchirèrent la nuit, des flashs de lumière traversèrent les volets. Ivy avait l’impression d’être bien à l’abri dans un cocon tandis qu’un ouragan se déchaînait autour d’elle. Elle n’arrivait pas à cesser de sourire.

            Elle sursauta lorsque quelqu’un la secoua brusquement. Un instant une bouffée de crainte l’asphyxia, mais elle se ressaisit aussitôt. Elle posa un regard faussement embrumé sur Frédéric.

            - Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle d’un ton endormi.

            La comédie était une seconde nature chez elle. Frédéric la dévisagea un long moment. « Il pense au pari », songea Ivy sans inquiétude. Elle avait misé la moitié de son salaire du mois sur le fait que leur numéro deviendrait le numéro vedette avant la fin de l’année. Frédéric appréciait énormément Gianno et il avait rétorqué qu’ils ne parviendraient jamais à le supplanter. Et maintenant il la regardait comme si elle avait elle-même pressé la détente.

            - Qu’est-ce qui se passe ? répéta-t-elle d’un ton pressant.

            Elle fit mine de prendre conscience des bruits à l’extérieur et une expression horrifiée glissa sur son visage parfait.

            - Quelqu’un a eu un accident ? Frédéric, réponds, je t’en prie !

            L’homme parut faire un effort pour avaler sa salive, puis il secoua la tête.

            - Gianno… Il… Il s’est suicidé !

            Ivy porta la main à sa bouche, plus pour dissimuler son sourire que par horreur véritable. Elle bondit de son lit et courut à l’extérieur. Le gros de la troupe paraissait rassemblé là. Les jongleurs, les dresseurs, la fille de la caisse à la dent ébréchée, les acrobates, la contorsionniste… Ivy jeta un coup d’œil distrait à cette dernière. Même dans l’obscurité, elle paraissait vieille. Elle ne soutenait pas la comparaison, absolument pas.

Au moment où Ivy s’approchait, envahie par l’excitation, une équipe médicale sortit de la caravane de Gianno, portant une civière sur laquelle était allongé un corps. Celui qui avait été le clown le plus apprécié de toute l’histoire du cirque avait disparu dans un sac en plastique noir. Ivy prit une infime inspiration. Ce sac était la plus belle chose qu’elle avait jamais vue. Il représentait son ticket pour sortir de l’ombre, son aller simple pour la gloire. Il représentait son avenir.

Ivy se figea brusquement. Quelque chose avait remué dans le sac ! Les deux hommes qui portaient la civière s’immobilisèrent et peu à peu le monde entier parut se paralyser. Le cœur battant à tout rompre, les yeux écarquillés, Ivy ne comprenait pas ce qui se passait. Lentement, comme si une main invisible tirait dessus, la fermeture éclair du long sac noir s’ouvrit dans un long frottement. Puis celui qui était à l’intérieur s’assit calmement. Il était très blanc, tout l’arrière de sa tête avait été arraché, masse sanguinolente de chair, d’os et de cervelle. Lentement il tourna ses yeux clairs vers Ivy. Il paraissait très triste.

- Pourquoi ? murmura-t-il de sa voix si douce. Je t’aimais…

Ivy réprima un rire hystérique. Elle n’avait jamais assisté à quelque chose d’aussi absurde. Frédéric se tenait juste à côté d’elle. Instinctivement elle se rapprocha de lui, mais il l’ignora.  Il fixait Gianno sans réagir. Le clown défunt repoussa le plastique qui le couvrait et se leva. Il épousseta ses vêtements. Il avait toujours été d’une propreté méticuleuse.

- Tu n’as pas de cœur, Ivy, chuchota-t-il encore. Ton âme est remplie de poison. Ce poison va t’étouffer, il va te tuer. Je t’aimais…

Il fit un pas vers elle et brutalement son expression changea du tout au tout. Désormais il dardait sur elle un regard effrayant, plein de rage et de haine.

- Maudite ! hurla-t-il. Maudite !

Terrorisée, Ivy voulut reculer, échapper à l’horrible apparition, mais ses jambes se dérobèrent sous elle et elle bascula sèchement en arrière.

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Présentation

  • : Les Lunes de Sang
  • : Mise à jour : pour retrouver toutes mes infos, rendez-vous désormais sur www.anaiscros.fr Je suis auteur et le but de ce blog est de communiquer avec mes lecteurs, autour de ma série de fantasy Les Lunes de Sang et de mon roman fantastique La Mer des Songes, mais aussi de futures publications éventuelles, de manifestations auxquelles j'aurais l'occasion de participer, etc. Pour en savoir plus sur mes romans, n'hésitez pas à cliquer sur les catégories qui portent leur nom. Et pour me contacter, laissez un commentaire. Je reviendrai vers vous dès que possible. Merci de votre visite !
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