A lundi !
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Outroupistache sortit aussitôt, fit apparaître son rouet de nulle part et commença immédiatement à filer les rêves qu’il avait récupérés. Je m’effondrai à genoux sur le seuil de l’escalier, le dos parcouru d’insupportables crampes. Malgré la douleur je ne pouvais cesser de fixer le gnome qui s’activait avec l’énergie du désespoir. Je sentis bientôt derrière moi la présence du vieux concierge et l’entendis vaguement pousser une exclamation tout à la fois terrifiée et émerveillée.
Outroupistache fila rapidement l’ensemble des rêves et fit ensuite apparaître un petit métier à tisser taillé dans le bois le plus exquis. Il disposa les fils dessus et commença à les tisser, formant rapidement une trame colorée et brillante. Il travailla un moment avec une concentration intense, ses mains s’agitant follement, rapides et précises comme celles d’un musicien. Et soudain un brouillard diffus commença à s’élever du tissage, étrange fumée ondulante et multicolore qui paraissait attirer la lumière des étoiles. Les volutes de magie se mêlèrent à l’obscure clareté, formant un délicat nuage où les couleurs se fondaient les unes dans les autres, s’adoucissant, scintillant, se mélangeant comme si elles n’avaient jamais été séparées, chatoyantes et multiples, infinies et variées.
Tout en s’appliquant à sa tâche avec quelque chose qui ressemblait de plus en plus à de l’allégresse, Outroupistache se mit à chanter dans une langue inconnue et je vis les mots qui tombaient de sa bouche s’envoler comme de petits papillons invisibles et rejoindre les rêves entremêlés, les enveloppant, les embrassant, les pénétrant, comme des amants trop longtemps séparés. Et peu à peu le nuage d’imaginaire prit la forme d’un arbre à la fois touffu et élancé. Je souris sans m’en rendre compte, admirant le nombre inifini de ses branches. Les possibles…
Cependant Outroupistache continuait à s’activer et l’arbre prenait lentement des proportions gigantesques, envahissant tout l’espace du ciel, la Lune miroitant derrière ses branches. C’était le spectacle le plus extraordinaire et le plus magnifique auquel j’avais jamais assisté. Et soudain Outroupistache repoussa son métier à tisser et se mit à danser sur le toit, chantant joyeusement, sautant de tuile en tuile avec enthousiasme. Il fit des cabrioles un long moment et le vieux concierge et moi ne pûmes nous empêcher de rire. Nous eûmes la surprise de voir nos rires s’envoler à leur tour. Outroupistache jongla avec un instant, puis les envoya rejoindre l’imaginaire dans un geste de prestidigitateur. Le gnome s’immobilisa alors, leva les mains au ciel et cria un unique mot. L’arbre commença aussitôt à se dissiper, disparaissant pour mieux envahir le moindre recoin du monde. Et tout fut fini.
Je ne saurai décrire le silence qui suivit. Des mots comme parfait, splendide ou incroyablement riche n’en rendraient que partiellement compte. Inoubliable conviendrait peut-être, car c’est la seule chose qui était certaine à son propos. Je n’ai jamais pu l’oublier.
Outroupistache resta un long moment à sourire aux étoiles, puis se tourna lentement vers moi.
- Tout est rentré dans l’ordre ! murmura-t-il joyeusement. L’Imaginaire a retrouvé sa place !
Il s’approcha de moi et profita de ce que j’étais à genoux pour déposer deux bises sonores sur mes joues.
- Merci de votre aide, mademoiselle ! fit-il encore. Je vais partir maintenant, mais avant je dois vous faire une recommandation. J’aurais pu le renvoyer directement au Pays Imaginaire, mais vous méritiez bien une récompense pour ce que vous avez fait. Cependant je vous mets en garde, il doit être parti avant le matin ou il ne retrouvera plus jamais sa place au pays de Peter Pan. Il ne faudra pas chercher à le retenir. Vous me comprenez ?
J’acquiesça à contrecoeur et il me sourit gentiment.
- Peut-être nous reverrons-nous un jour, ajouta-t-il amicalement. En attendant adieu ! Et surtout préservez ces rêveries qui font la richesse de votre imaginaire !
Sur ces mots Outroupistache recula dans un pas de danse, salua le concierge d’un hochement de tête malicieux et s’envola soudain, se transformant rapidement en étoile filante.
Je soupirai à l’idée de la séparation déchirante qui m’attendait maintenant, avant de songer que j’ignorais quelle serait la réaction de James en constatant qu’il était toujours présent ici. Prenant mon courage à deux mains je me levai avec effort, laissant échapper un gémissement. Mon dos me faisait un mal de chien et ma gorge était douloureuse. Je pouvais presque encore sentir les doigts qui l’avaient écrasée. Cela me fit frissonner.
Soudain mon regard croisa celui du concierge. Le vieil homme semblait se demander s’il était en train de rêver. Je lui souris.
- Je crois que vous devriez retourner vous coucher, murmurai-je.
Il me regarda avec surprise, puis hocha la tête avec un sourire enfantin.
- Je crois que je vais dormir comme un bébé, répondit-il joyeusement.
Je ne pris pas la peine de lui dire à quel point la comparaison était juste et le poussai doucement devant moi, refermant la porte à clé avant de lui tendre le trousseau. Nous descendîmes quelques marches et je m’immobilisai, brusquement timide.
James était assis au milieu de l’escalier, son crochet pensivement appuyé contre ses lèvres, perdu dans ses réflexions. Il se leva brusquement quand le concierge passa à côté de lui avec un sourire un peu craintif, mais ne fit rien pour le retenir. A la place il se tourna lentement vers moi. Son expression était indéchiffrable, son attitude hautaine et arrogante, et ses yeux avaient retrouvé leur couleur bleu glacée. Crochet était de retour.